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名著导读-Amant 情人-Maguerite Duras 杜拉斯         
名著导读-Amant 情人-Maguerite Duras 杜拉斯
作者:佚名 文章来源:本站原创 点击数: 更新时间:2005-06-12 08:36:30
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Notre mère ne prévoyait pas ce que nous sommes de­venus à partir du spectacle de son désespoir, je parle surtout des garçons, des fils. Mais, l'eût-elle prévu, comment aurait-elle pu taire ce qui était devenu son histoire même? faire mentir son visage, son regard, sa voix? son amour? Elle aurait pu mourir. Se supprimer. Disperser la com­munauté invivable. Faire que l'aîné soit tout à fait séparé des deux plus jeunes. Elle ne l'a pas fait. Elle a été im­prudente, elle a été inconséquente, irresponsable. Elle était tout cela. Elle a vécu. Nous l'avons aimée tous les trois au-delà de l'amour. A cause de cela même qu'elle n'aurait pas pu, qu'elle ne pouvait pas se taire, cacher, mentir, si différents que nous ayons été tous les trois, nous l'avons .aimée de la même façon.

Ça a été long. Ça a duré sept ans. Ça a commencé nous avions dix ans. Et puis nous avons eu douze ans. Et puis treize ans. Et puis quatorze ans,, quinze ans. Et puis seize ans, dix-sept ans.

Ça a duré tout cet âge, sept ans. Et puis enfin l'espoir a été renoncé. Il a été abandonne. Abandonnées aussi les tentatives contre l'océan. A l'ombre de la véranda nous re­gardons la montagne de Siam, très sombre dans le plein so­leil, presque noire. La mère est enfin calme, murée. Nous sommes des enfants héroïques, désespérés.

Le petit frère est mort en décembre 1942 sous l'occu­pation japonaise. J'avais quitté Saigon après mon deuxième baccalauréat en 1931. Il m'a écrit une seule fois en dix ans. Sans que je sache jamais pourquoi. La lettre était con­venue, recopiée, sans fautes, calligraphiée. Il me disait qu'ils allaient bien, que l'école marchait. C'était une longue lettre de deux pages pleines. J'ai reconnu son écriture d'en­fant. Il me disait aussi qu'il avait un appartement, une auto, il disait la marque. Qu'il avait repris le tennis. Qu'il était bien, que tout était bien. Qu'il m'embrassait comme il m'aimait, très fort. Il ne parlait pas de la guerre ni de notre frère aîné.

Je parle souvent de. mes frères comme d'un ensemble,. comme elle le faisait elle, notre mère. Je dis: mes frères, elle aussi au-dehors de la famille elle disait: mes fils. Elle a toujours parlé de-la force de ses fils de façon insultante. Pour le dehors, elle ne détaillait pas, elle ne disait pas que le fils aîné était beaucoup plus fort que le second, elle disait qu'il était aussi fort que ses frères, les cultivateurs du Nord. Elle était fière de la force de ses fils comme elle était l'avait été de celle de ses frères. Comme son fils aîné elle dédai­gnait les faibles. De mon amant de Cholen elle disait comme le frère aîné. Je n'écris pas ces mots. C'étaient des mots qui avaient trait aux charognes que l'on trouve dans les dé­serts. Je dis: mes frères, parce que c'était ainsi que je disais moi aussi. C'est après que j'ai dit autrement, quand. le petit frère a grandi et qu'il est devenu martyr.

Non seulement aucune fête n'est célébrée dans notre famille, pas d'arbre de Noël, aucun mouchoir brodé, aucune fleur jamais. Mais aucun mort non plus, aucune sépulture,. aucune mémoire. Elle seule. Le frère aîné restera un assas­sin. Le petit frère mourra de ce frère. Moi je suis partie,. je me suis arrachée. Jusqu'à sa mort le frère aîné l'a eue pour lui seul.

A cette époque-là, de Cholen, de l'image, de l'amant,. ma mère a un sursaut de folie. Elle ne sait rien de ce qui est arrivé à Cholen. Mais je vois qu'elle m'observe, qu'elle se doute de quelque chose. Elle connaît sa fille, cette enfant, il flotte autour de cette enfant, depuis quelque temps, un:

air d'étrangeté, une réserve, dirait-on, récente, qui retient l'attention, sa parole est plus lente encore que d'habitude, et elle si curieuse de tout elle est distraite, son regard a changé, elle est devenue spectatrice de sa mère même, du malheur de sa mère, on dirait qu'elle assiste à son événement. L'épouvante soudaine dans la vie de ma mère. Sa fille court le plus grand danger, celui de ne jamais se marier, de ne jamais s'établir dans la société, d'être démunie devant celle-ci, perdue, solitaire. Dans des crises ma mère se jette sur moi, elle m'enferme dans la chambre, elle me bat à coups de poing, elle me gifle, elle me déshabille, elle s'approche de moi, elle sent mon corps, mon linge, elle dit qu'elle trouve le parfum de l'homme chinois, elle va plus avant, elle re­garde s'il y a des taches suspectes sur le linge et elle hurle, la ville à l'entendre, que sa fille est une prostituée, qu'elle va la jeter dehors, qu'elle désire la voir crever et que personne ne voudra plus d'elle, qu'elle est déshonorée, une chienne vaut davantage. Et elle pleure en demandant ce qu'elle peut faire avec ça, sinon la sortir de la maison pour qu'elle n'em­puantisse plus les lieux.

Derrière les murs de la chambre fermée, le frère. Le frère répond à la mère, il lui dit qu'elle a raison de battre l'enfant, sa voix est feutrée, intime, caressante, il lui dit qu'il leur faut savoir la vérité, à n'importe quel prix,. il leur faut la savoir pour empêcher, que cette petite fille ne se perde, pour empêcher que la mère en soit désespérée. La mère frappa de toutes ses forces. Le petit frère crie à la mère de la laisser tranquille. Il va dans le jardin, il se cache, il a peur que je sois tuée, il a peur, il a toujours peur ; de cet inconnu, notre frère aîné. La peur du petit frère-calme ma mère. Elle pleure sur le désastre de sa vie, de son enfant déshonorée. Je pleure avec elle. Je mens. Je jure sur ma vie que rien ne m'est arrivé, rien même pas un baiser. Comment veux-tu, je dis, avec un Chinois, comment veux-tu que je fasse ça avec un Chinois, si laid, si malingre? Je sais que le frère aîné est rivé à la porte, il écoute, il sait ce que fait ma mère, il sait que la petite est nue, et frappée, il voudrait que ça dure encore et encore jusqu'au danger. Ma mère n'ignore pas ce dessein de mon frère aîné, obscur, terrifiant.

Nous sommes encore très petits. Régulièrement des batailles éclatent entre mes frères, sans prétexte apparent, sauf celui classique du frère aîné, qui dit au petit: sors de là, tu gênes. Aussitôt dit il frappe. Ils se battent sans un mot, on entend seulement leurs souffles, leurs plaintes, le bruit sourd des coups. Ma mère comme en toutes circonstances accompagne la scène d'un opéra de cris.

Ils sont doués de la même faculté de colère, de ces co­lères noires, meurtrières, qu'on n'a jamais vues ailleurs que chez les frères, les sœurs, les mères. Le frère aîné souffre de ne pas faire librement le mal, de ne pas régenter le mal, pas seulement ici mais partout ailleurs. Le petit frère d'as­sister impuissant à cette horreur, cette disposition de son frère aîné.

Quand ils se battaient on avait une peur égale de la mort pour l'un et pour l'autre; la mère. disait qu'ils s'étaient toujours battus, qu'ils n'avaient jamais joué ensemble, ja­mais parlé ensemble. Que la seule chose qu'ils avaient en commun c'était elle leur mère et surtout cette petite sœur, rien d'autre que le sang.

Je crois que du seul enfant aîné ma mère disait: mon enfant. Elle l'appelait quelquefois de cette façon. Des deux autres elle disait: les plus jeunes.

De tout cela nous ne disions rien à l'extérieur, nous avions d'abord appris à nous taire sur le principal de notre vie, la misère. Et puis sur tout le reste aussi. Les premiers confidents, le mot paraît démesuré, ce sont nos amants, nos-rencontres en dehors des postes, dans les rues de Saigon d'abord et puis dans les paquebots de ligne, les trains, et puis partout.

Ma mère, ça la prend tout à coup, vers la fin de l'après-midi, surtout à la saison sèche, elle fait laver la maison de fond en comble, pour nettoyer elle dit, pour assainir, rafraî­chir. La maison est bâtie sur un terre-plein qui l'isole du jardin, des serpents, des scorpions, des fourmis rouges, des inondations du Mékong, de celles qui suivent les grandes tornades de la mousson. Cette élévation de la maison sur le sol permet de la laver à grands seaux d'eau, à la baigner tout entière comme un jardin. Toutes les chaises sont sur les tables, toute la maison ruisselle, le piano du petit salon a les pieds dans l'eau. L'eau descend par les perrons, envahit le préau vers les cuisines. Les petits boys sont très heureux,. on est ensemble avec les petits boys, on s'asperge, et puis on savonne le sol avec du savon de Marseille. Tout le monde est pieds nus, la mère aussi. La mère rit. La mère n'a rien à dire contre rien. La maison tout entière embaume, elle a l'odeur délicieuse de la terre mouillée après l'orage, c'est une odeur qui rend fou de joie surtout quand elle est mélangée à l'autre odeur, celle du savon de Marseille, celle de la pu­reté, de l'honnêteté, celle du linge, celle de la blancheur, celle de notre mère, de l'immensité de la candeur de notre mère. L'eau descend jusque dans les allées. Les familles des boys viennent, les visiteurs des boys aussi, les enfants blancs des maisons voisines. La mère est très heureuse de ce désordre, la mère peut être très heureuse quelquefois le temps d'oublier, celui de laver la maison peut convenir pour le bonheur de la mère. La mère va dans le salon, elle se met au piano, elle joue les seuls airs qu'elle connaisse par cœur, qu'elle a appris à l'Ecole normale. Elle chante. Quel­quefois elle joue, elle rit. Elle se lève et elle danse tout en chantant. Et chacun pense et elle aussi la mère que l'on peut être heureux dans cette maison défigurée qui devient soudain un étang, un champ au bord d'une rivière, un gué, une plage.

Ce sont les deux plus-jeunes enfants, la petite fille et le petit frère, qui les premiers se souviennent. Ils s'arrêtent de rire tout à coup et ils vont dans le jardin où le soir vient.

Je me souviens, à l'instant même où j'écris, que notre frère aîné n'était pas à Vinhlong quand on lavait la maison à grande eau. Il était chez notre tuteur, un prêtre de village, dans le Lot-et-Garonne.

A lui aussi il arrivait de rire parfois mais jamais autant qu'à nous. J'oublie tout, j'oublie de dire ça, qu'on était des enfants rieurs, mon petit frère et moi, rieurs à perdre le souffle, la vie.

Je vois la guerre sous les mêmes couleurs que mon en­fance. Je confonds le temps de la guerre avec le règne de mon frère aîné. C'est aussi sans doute parce que c'est pen­dant la guerre que mon petit frère est mort: le cœur, comme j'ai dit déjà, qui avait cédé, laissé. Le frère aîné, je crois bien ne l'avoir jamais vu pendant la guerre. Déjà il ne m'importait plus de savoir s'il était vivant ou mort. Je vois la guerre comme lui était, partout se répandre, partout péné­trer, voler, emprisonner, partout être là, à tout mélangée, mêlée, présente dans le corps, dans la pensée, dans la veille, dans le sommeil, tout le temps, en proie à la passion saou­lante d'occuper le territoire adorable du corps de l'enfant, du corps des moins forts, des peuples vaincus, cela parce que le mal est là, aux portes, contre la peau.

Nous retournons à la garçonnière. Nous sommes des amants. Nous ne pouvons pas nous arrêter d'aimer.

Parfois je ne rentre pas à la pension, je dors près de lui. Je ne veux pas dormir dans ses bras, dans sa chaleur, mais je dors dans la même chambre, dans le même lit. Quelque­fois je manque le lycée. Nous allons manger dans la ville la nuit. Il me douche, il me lave, il me rince, il adore, il me farde et il m'habille, il m'adore. Je suis la préférée de sa' vie. Il vit dans l'épouvante que je rencontre un autre homme. Moi je n'ai peur de rien de pareil jamais. Il éprouve une autre peur aussi, non parce que je suis blanche mais parce que je suis si jeune, si jeune qu'il pourrait aller en prison si on découvrait notre histoire. Il me dit de con­tinuer à mentir à ma mère et surtout à mon frère aîné, de ne rien dire à personne. Je continue à mentir. Je ris de sa peur. Je lui dis qu'on est beaucoup trop pauvre pour que la mère puisse encore intenter un procès, que d'ailleurs tous les pro­cès qu'elle a intentés elle les a perdus, ceux contre le ca­dastre, ceux contre les administrateurs, contre les gouver­neurs, contre la loi, elle ne sait pas les faire, garder son calme, attendre, attendre encore, elle ne peut pas, elle crie et elle gâche ses chances. Celui-là ce serait pareil, pas la peine d'avoir peur.

Marie-Claude Carpenter. Elle était américaine, elle était, je crois me souvenir, de Boston. Les yeux étaient très clairs, gris-bleus. 1943. Marie-Claude Carpenter était blonde. Elle était à peine fanée. Plutôt belle je crois. Avec un sourire un peu bref qui se fermait très vite, disparaissait dans un éclair. Avec une voix qui tout à coup me revient, basse, un peu discordante dans les aigus. Elle avait quarante-cinq ans. l'âge déjà, l'âge même. Elle habitait le seizième, près de l'Aima. L'appartement faisait le dernier et vaste étage d'un immeuble qui donnerait sur la Seine. On allait dîner chez elle en hiver. Ou déjeuner, en été. Les repas étaient commandés chez les meilleurs traiteurs de Paris. Toujours-décents, presque, mais à peine, insuffisants. On ne l'a ja­mais vue que chez elle, jamais au-dehors. Il y avait là, quelquefois, un mallarméen. Il y avait souvent aussi un ou deux ou trois littérateurs, ils venaient une fois et on ne les revoyait plus. Je n'ai jamais su où elle les trouvait, où elle avait fait leur connaissance ni pourquoi elle les invitait. Je n'ai jamais entendu parler d'aucun d'entre eux ni jamais lu ni entendu parler de leurs œuvres. Les repas duraient peu de temps. On parlait beaucoup de la guerre, c'était Stalingrad, c'était à la fin de l'hiver 42. Marie-Claude Carpenter écoutait beaucoup, elle s'informait beaucoup, elle par­lait peu, souvent elle s'étonnait que tant d'événements lui échappent, elle riait. Très vite à la fin des repas elle s'ex­cusait de devoir partir aussi rapidement mais elle avait à faire, disait-elle. Elle ne disait jamais quoi. Quand on était:en nombre suffisant on restait là une heure ou deux après son départ. Elle nous disait: restez autant que vous voudrez. En son absence personne ne parlait d'elle. Je crois d'ailleurs que personne n'en aurait été capable parce que per­sonne ne la connaissait. On partait, on rentrait avec tou­jours ce sentiment d'avoir traversé une sorte de cauchemar blanc, de revenir d'avoir passé quelques heures chez des inconnus, en présence d'invités qui étaient dans le même cas, et également inconnus, d'avoir vécu un moment sans lendemain aucun, sans aucune motivation ni humaine ni autre. C'en était comme d'avoir traversé une troisième frontière, d'avoir fait un voyage en train, d'avoir attendu dans les sal­les d'attente de médecins, dans des hôtels, des aéroports. En été on déjeunait sur une grande terrasse qui regardait la Seine et on prenait le café dans le jardin qui occupait tout le toit de l'immeuble. Il y avait une piscine. Personne ne se baignait. On regardait Paris. Les avenues vides, le fleuve, les rues. Dans les rues vides, les cattleyas en fleurs. Marie-Claude Carpenter. Je la regardais beaucoup, presque tout le temps, elle en était gênée mais je ne pouvais pas m'empê­cher. Je la regardais pour trouver, trouver qui c'était, Marie-Claude Carpenter. Pourquoi elle était là plutôt qu'ailleurs, pourquoi elle était aussi de si loin, de Boston, pourquoi elle était riche, pourquoi à ce point on ne savait rien d'elle, personne, rien, pourquoi ces réceptions comme forcées, pourquoi, pourquoi dans ses yeux, très loin dedans, au fond de la vue, cette particule de mort, pourquoi? Marie-Claude Carpenter. Pourquoi toutes ses robes avaient en commun un je ne sais quoi qui échappait, qui faisait qu'elles n'étaient pas tout à fait les siennes, qu'elles auraient recou­vert pareillement un autre corps. Des robes neutres, strictes, très claires, blanches comme l'été au cœur de l'hiver.

Betty Fernandez. Le souvenir des hommes ne se pro­duit jamais dans cet éclairement illuminant qui accompagne celui des femmes. Betty Fernandez. Etrangère elle aussi. Aussitôt le nom prononcé, la voici, elle marche dans une rue de Paris, elle est myope, elle voit très peu, elle plisse les yeux pour reconnaître tout à fait, elle vous salue d'une main légère. Bonjour vous allez bien? Morte depuis longtemps maintenant. Depuis trente ans peut-être. Je me souviens de la grâce, c'est trop tard maintenant pour que je l'oublie, rien n'en atteint encore la perfection, rien n'en atteindra jamais la perfection, ni les circonstances, ni l'époque, ni le froid, ni la faim, ni la défaite allemande, ni la mise en pleine lumière du Crime. Elle passe toujours la rue par-dessus l'His­toire de ces choses-là, si terribles soient-elles. Ici aussi les yeux sont clairs. La robe rose est ancienne, et poussiéreuse la capeline noire dans le soleil de la rue. Elle est mince, haute, dessinée à l'encre de Chine, une gravure. Les gens s'arrêtent et regardent émerveillés l'élégance de cette étrangère qui passe sans voir. Souveraine. On ne sait jamais d'emblée d'où elle vient. Et puis on se dit qu'elle ne peut venir que d'ailleurs, que de là. Elle est belle, belle de cette incidence. Elle est vêtue des vieilles nippes de l'Europe, du reste des brocarts, des vieux tailleurs démodés, des vieux rideaux, des vieux fonds, des vieux morceaux, des vieilles loques de haute couture, des vieux renards mités, des vieilles loutres, sa beauté est ainsi, déchirée, frileuse, sanglotante, et d'exil, rien ne lui va, tout est trop grand pour elle, et c'est beau, elle flotte, trop mince, elle ne tient dans rien, et ce­pendant c'est beau. Elle est ainsi faite, dans la tête et dans le corps, que chaque chose qui la touche participe aussitôt, indéfectiblement, de cette beauté.

Elle recevait, Betty Fernandez, elle avait un «jour». On y est allé quelquefois. Il y avait là, une fois, Drieu la Rochelle. Souffrait d'orgueil visiblement, parlait peu pour ne pas condescendre, d'une voix doublée, dans une langue comme traduite, malaisée. Peut-être y avait-il là Brasillach. aussi mais je ne me souviens pas, je le regrette beaucoup. Il n'y avait jamais Sartre. Il y avait des poètes de Montpar­nasse mais je ne sais plus aucun nom, plus rien. Il n'y avait pas d'Allemands. On ne parlait pas de politique. On par­lait de la littérature. Ramon Fernandez parlait de Balzac. On l'aurait écouté jusqu'à la fin des nuits. Il parlait avec un savoir presque tout à fait oublié dont il devait ne rester que presque rien de tout à fait vérifiable. Il donnait peu d'informations, plutôt des avis. Il parlait de Balzac comme il l'eût fait de lui-même, comme s'il eût essayé une fois d'être lui aussi cela, Balzac. Ramon Fernandez avait une civilité sublime jusque dans le savoir, une façon à la fois essentielle et transparente de se servir de la connaissance sans jamais en faire ressentir l'obligation, le poids. C'était quelqu'un de sincère. C'était toujours une fête de le rencontrer dans la rue, au café, il était heureux de vous voir, et c'était vrai, il vous saluait dans le plaisir. Bonjour vous allez bien? Cela, à l'anglaise, sans virgule, dans un rire et durant le temps de ce rire la plaisanterie devenait la guerre elle-même ainsi que toute souffrance obligée qui découlait d'elle, la Résistance comme la Collaboration, la faim comme le froid, le martyr comme l'infamie. Elle, ne parlait que des gens, Betty Fer­nandez, de ceux aperçus dans la rue ou de ceux qu'elle con­naissait, de comment ils allaient, des choses qui restaient à vendre dans les vitrines, des distributions de suppléments de lait, de poisson, des solutions apaisantes aux manques, au froid, à la faim constante, elle était toujours dans le détail pratique de l'existence, elle se tenait là, toujours d'une amitié attentive, très fidèle et très tendre. Collaborateurs, les Fer­nandez. Et moi, deux ans après la guerre, membre du P.C.F. L'équivalence est absolue, définitive. C'est la même chose, la même pitié, le même appel au secours, la même débilité du jugement, la même superstition disons, qui consiste à croire à la solution politique du problème personnel. Elle aussi, Betty Fernandez, elle regardait les rues vides de l'oc­cupation allemande, elle regardait Paris, les squares des cattleyas en fleurs comme cette autre femme, Marie-Claude Carpenter. Avait de même ses jours de réception.

Il l'accompagne à la pension dans la limousine noire. Il s'arrête un peu avant l'entrée pour qu'on ne le voie pas. C'est la nuit. Elle descend, elle court, elle ne se retourne pas sur lui. Dès le portail passé elle voit que la grande cour de récréation est encore éclairée. Dès qu'elle débouche du couloir elle la voit, elle, qui l'attendait, déjà inquiète, droite, sans sourire aucun. Elle lui demande: où étais-tu? Elle dit: je ne suis pas rentrée dormir. , Elle ne dit pas pourquoi et Hélène Lagonelle ne le lui demande pas. Elle enlève le chapeau rose et défait ses nattes pour la nuit. Tu n'es pas allée au lycée non plus. Non plus. Hélène dit qu'ils ont téléphoné, c'est comme ça qu'elle le sait, qu'il lui faut aller voir la surveillante générale. Il y a beaucoup de jeunes filles dans l'ombre de la-cour. Elles sont toutes en blanc. Il y a des grandes lampes dans les arbres. Certaines salles d'études sont encore éclairées. Il y a des élèves qui travail­lent encore, d'autres qui restent dans les classes pour bavar­der, ou jouer aux cartes, ou chanter. Il n'y a pas d'horaire pour le coucher des élèves, la chaleur est telle pendant le jour, on laisse courir le soir un peu comme on veut, comme les jeunes surveillantes veulent. Nous sommes les seules blanches de la pension d'Etat. Il y a beaucoup de métisses, la plupart ont été abandonnées par leur père, soldat ou marin ou petit fonctionnaire des douanes, des postes, des travaux publics. La plupart viennent de l'Assistance publique. Il y a quelques quarteronnes aussi. Ce que croit Hélène Lago­nelle c'est que le gouvernement français les élève pour en faire des infirmières dans les hôpitaux ou bien des surveil­lantes dans les orphelinats, les léproseries, les hôpitaux psychiatriques. Hélène Lagonelle croit qu'on les envoie aussi dans les lazarets de cholériques et de pestiférés. C'est ce que croit Hélène Lagonelle et elle pleure parce qu'elle ne veut d'aucun de ces postes-là, elle parle toujours de se sauver de la pension.

Je suis allée voir la surveillante de service, c'est une jeune femme métisse elle aussi qui nous regarde beaucoup Hélène et moi. Elle dit: vous n'êtes pas allée au lycée et vous n'avez pas dormi ici cette nuit, nous allons être obligés de prévenir votre mère. Je lui dis que je n'ai pas pu faire autrement mais qu'à partir de ce soir, dorénavant, j'essaierai de revenir chaque soir dormir à la pension, que ce n'est pas-la peine de prévenir ma mère. . La jeune surveillante me regarde et me sourit.

Je recommencerai. Ma mère sera prévenue. Elle viendra voir la directrice du pensionnat et elle lui deman­dera de me laisser libre -le soir, de ne pas contrôler les heures. auxquelles je rentre, de ne pas me forcer non plus à aller en promenade le dimanche avec les pensionnaires. Elle dit:c'est une enfant qui a toujours été libre, sans ça elle se sau­verait, moi-même sa mère je ne peux rien contre ça, si je veux la garder je dois la laisser libre. La directrice a ac­cepté parce que je suis blanche et que, pour la réputation du pensionnat, dans la masse des métisses il faut quelques. blanches. Ma mère a dit aussi que je travaillais bien au lycée tout en étant aussi libre et que ce qui lui était arrivé avec ses fils était si terrible, si grave, que les études de la petite c'était le seul espoir qui lui restait.

La directrice m'a laissée habiter le pensionnat comme un hôtel.

Bientôt j'aurai un diamant au doigt des fiançailles. Alors les surveillantes ne me feront plus de remarques. On se doutera bien que je ne suis pas fiancée, mais le diamant vaut très cher, personne ne doutera qu'il est vrai et personne ne dira plus rien à cause de ce prix du diamant qu'on a donné à la très jeune fille.

Je reviens près d'Hélène Lagonelle. Elle est allongée sur un banc et elle pleure parce qu'elle croit que je vais quit­ter le pensionnat. Je m'assieds sur le banc. Je suis ex­ténuée par la beauté du corps d'Hélène Lagonelle allongée contre le mien. Ce corps est sublime, libre sous la robe, à pointée de la main. Les seins sont comme je n'en ai jamais vus. Je ne les ai jamais touchés. Elle est impudique, Hélène Lagonelle, elle ne se rend pas compte, elle se promène toute nue dans les dortoirs. Ce qu'il y a de plus beau, de toutes les choses données par Dieu, c'est ce corps d'Hélène Lago­nelle, incomparable, cet équilibre entre la stature et la façon dont le corps porte les seins, en dehors de lui, comme des choses séparées. Rien n'est plus extraordinaire que cette ro­tondité extérieure dès seins portés, cette extériorité tendue vers les mains. Même le corps de petit coolie de mon petit frère disparaît face à cette splendeur. Les corps des hom­mes ont des formes avares, internées. Elles ne s'abîment pas non plus comme celles d'Hélène Lagonelle qui, elles, ne durent jamais, un été peut-être à bien compter, c'est tout. Elle vient des hauts plateaux de Dalat, Hélène Lagoneile. Son père est un fonctionnaire des postes. Elle est arrivée •en pleine année scolaire il y a peu de temps. Elle a peur, elle se met à côté de vous, elle reste là à ne rien dire, souvent à pleurer. Elle a le teint rose et brun de la montagne, on le reconnaît toujours ici où tous les enfants ont la pâleur verdâtre de l'anémie, de la chaleur torride. Hélène Lagonelle ne va pas au lycée. Elle ne sait pas aller à l'école, Hélène L. Elle n'apprend pas, elle ne retient pas. Elle fréquente les cours primaires de la pension mais ça ne sert à rien. Elle pleure contre mon corps, et je caresse ses cheveux, ses mains, je lui dis que je resterai avec elle au pensionnat. Elle ne sait pas qu'elle est très belle, Hélène L. Ses parents ne savent pas quoi en faire, ils cherchent à la marier au plus vite. Elle trouverait tous les fiancés qu'elle veut, Hélène Lagonelle, mais elle ne les veut pas, elle ne veut pas se marier, elle veut retourner avec sa mère. Elle. Hélène L. Hélène Lagonelle. Elle fera finalement ce que sa mère voudra. Elle est beaucoup plus belle que moi, que celle-ci au chapeau de clown, chaussée de lamé, infiniment plus mariable qu'elle, Hélène Lagonelle, elle, on peut la marier, l'établir dans la conjugalité, l'effrayer, lui expliquer ce qui lui fait peur et qu'elle ne comprend pas, lui ordonner de rester là, d'attendre.

Hélène Lagonelle, elle, elle ne sait pas encore ce que je sais. Elle, elle a pourtant dix-sept ans. C'est comme si je le devinais, elle ne saura jamais ce que je sais.

Le corps d'Hélène Lagonelle est lourd, encore innocent, la douceur de sa peau est telle, celle de certains fruits, elle est au bord de ne pas être perçue, illusoire un peu, c'est trop. Hélène Lagonelle donne envie de la tuer, elle fait se lever le songe merveilleux de la mettre à mort de ses propres mains. Ces formes de fleur de farine, elle les porte sans savoir aucun. elle montre ces choses pour les mains les pétrir,-pour la bouche les manger, sans les retenir, sans connaissance d'elles, sans connaissance non plus de leur fabuleux pouvoir. . .

Je la vois comme étant de la même chair que cet homme de Cholen mais dans un présent irradiant, solaire, innocent, dans une éclosion répétée d'elle-même, à chaque geste, à chaque larme, à chacune de ses failles, à chacune de ses ignorances. Hélène Lagonelle, elle est la femme de cet hom­me de peine qui me fait la jouissance si abstraite, si dure, cet homme obscur de Cholen, de la Chine. Hélènu Lago-neHe est de la Chine.

Je n'ai pas oublié Hélène Lagonelle. Je n'ai pas oublié cet homme de .peine. Lorsque je suis partie, lorsque je l'ai quitté, je suis restée deux ans sans m'approcher d'aucun les vols. Quand je le reverrai je ne lui en parlerai pas, la . honte est si grande pour lui, je ne le pourrai pas. Après le faux testament, le faux château Louis XIV est vendu pour une bouchée de pain. La vente a été truquée, comme le testament.

Après la mort de ma mère il est seul. Il n'a pas d'amis, il n'a jamais eu d'amis, il a eu quelquefois des femmes qu'il faisait «travailler» à Montparnasse, quelquefois des femmes qu'il ne faisait pas travailler, au début tout au moins, quel­quefois des hommes mais qui, eux, le payaient. Il vivait dans une grande solitude. Celle-ci s'est accrue avec la vieil­lesse. C'était seulement un voyou, ses causes étaient min­ces. Il a fait peur autour de lui, pas au-delà. Avec nous il a perdu son véritable empire. Ce n'était pas un gangster, c'était un voyou de famille, un fouilleur d'armoires, un as­sassin sans armes. Il ne se compromettait pas. Les voyous vivent ainsi qu'il vivait, sans solidarité, sans grandeur, dans la peur. Il avait peur. Après la mort de ma mère il mène une existence étrange. A Tours. Il ne connaît que les gar­çons de café pour les «tuyaux» des courses et la clientèle vineuse des pockers d'arrière-salle. Il commence à leur ressembler, il boit beaucoup, il attrape les yeux injectés, la bouche torve. A Tours, il n'a plus rien. Les deux pro­priétés liquidées, plus rien. Pendant un an il habite un .garde-meuble loué par ma mère. Il dort pendant un an dans un fauteuil. On veut bien le laisser entrer. Rester là un an. Et puis il est mis dehors.

Pendant un an il a dû espérer racheter sa propriété hypothéquée. Il a joué un à un les meubles de ma mère au garde-meuble, les bouddhas de bronze, les cuivres et puis' les lits, et puis les armoires et puis les draps. Et puis un jour il n'a plus rien eu, ça leur arrive, un jour il a le costume qu'il a sur le dos, plus rien d'autre, plus un drap, plus un couvert. Il est seul. En un an personne ne lui a ouvert sa porte. Il écrit à un cousin de Paris. Il aura une chambre de service à Malesherbes. Et à plus de cinquante ans il aura son premier emploi, le premier salaire de sa vie, il est planton dans une Compagnie d'assurances maritimes. Ça a duré, je crois, quinze ans. Il est allé à l'hôpital. Il n'y est pas mort. Il est mort dans sa chambra.

Ma mère n'a jamais parlé de cet enfant. Elle ne s'est jamais plainte. Elle n'a jamais parlé du fouilleur d'armoires à personne. Il en a été de cette maternité comme d'un délit. Elle la tenait cachée. Devait la croire inintelligible, incom­municable a quiconque ne connaissait pas son fils comme elle le connaissait, par-devant Dieu et seulement devant Lui. Elle en disait de petites banalités, toujours les mêmes. Que s'il avait voulu ç'aurait été lui le plus intelligent des trois. Le plus «artiste». Le plus fin. Et aussi celui qui avait le plus aimé sa mère. Lui qui, en définitive, l'avait le mieux comprise. Je ne savais pas, disait-elle, qu'on pouvait at­tendre ça d'un garçon, une telle intuition, une tendresse si profonde.

Nous nous sommes revus une fois, il m'a parlé du petit frère mort. Il a dit: quelle horreur cette mort, c'est abomi­nable, notre petit frère, notre petit Paulo.

Reste cette image de notre parenté: c'est un repas à Sadec. Nous mangeons tous les trois à la table de la salle à manger. Ils ont dix-sept, dix-huit ans. Ma mère n'est pas avec nous. Il nous regarde manger, le petit frère et moi, et puis il pose sa fourchette, il ne regarde plus que mon petit frère. Très longuement il le regarde et puis il lui dit tout à coup, très calmement, quelque chose de terrible. La phrase est sur la nourriture. Il lui dit qu'il doit faire attention, qu'il ne doit pas manger autant. Le petit frère ne répond rien. Il continue. Il rappelle que les gros morceaux de viande c'est pour lui, qu'il ne doit pas l'oublier. Sans ça, dit-il. Je demande: pourquoi pour toi? Il dit: parce que c'est comme ça. Je dis: je voudrais que tu meures. Je ne peux plus manger. Le petit frère non plus. Il attend que . le petit frère ose dire un mot, un seul mot, ses poings fermés sont déjà prêts au-dessus de la table pour lui broyer la figure. Le petit frère ne dit rien. Il est très pâle. Entre ses cils le début des pleurs.

Quand il meurt c'est un jour morne. Je crois, de printemps, d'avril. On me téléphone. Rien, on ne dit rien d'autre, il a été trouvé mort, par terre, dans sa chambre. La mort était en avance sur la fin de son histoire. De son vi­vant c'était déjà fait, c'était trop tard pour qu'il meure, c'était fait depuis la mort du petit frère. Les mots subjugants: tout est consommé.

Elle a demandé que celui-là soit enterré avec elle. Je ne sais plus à quel endroit, dans quel cimetière, je sais que c'est dans la Loire. Ils sont tous les deux dans la tombe. Eux deux seulement. C'est juste. L'image est d'une in­tolérable splendeur.

Le crépuscule tombait à la même heure toute l'année. II était très court, presque brutal. A la saison des pluies, pendant des semaines, on ne voyait pas le ciel, il était pris dans un brouillard uniforme que même la lumière de la lune , ne traversait pas. En saison sèche par contre le ciel était nu, découvert dans sa totalité, cru. Même les nuits sans lune étaient illuminées. Et les ombres étaient pareillement dessinées sur les sols, les eaux, les routes, les murs.

Je me souviens mal des jours. L'éclairement solaire ternissait les couleurs, écrasait. Des nuits, je me souviens. Le bleu était plus loin que le ciel, il était derrière toutes les épaisseurs, il recouvrait le fond du monde. Le ciel, pour moi, c'était cette traînée de pure brillance qui traverse le bleu, cette fusion froide au-delà de toute couleur. Quelque­fois, c'était à Vinhlong, quand ma mère était triste, elle faisait atteler le tilbury et on allait dans la campagne voir la nuit de la saison sèche. J'ai eu cette chance, pour ces nuits, cette mère. La lumière tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence, dans des trombes de silence et d'im­mobilité. L'air était bleu, on le prenait dans la main. Bleu. Le ciel était cette palpitation continue de la brillance de la lumière. La nuit éclairait tout, toute la campagne de chaque rive du fleuve jusqu'aux limites de la vue. Chaque nuit était particulière, chacune pouvait être appelée le temps de sa durée. Le son des nuits était celui des chiens de la cam­pagne. Ils hurlaient au mystère. Ils se répondaient de vil­lage en village jusqu'à la consommation totale de l'espace et du temps de la nuit.

Dans les allées de la cour les ombres des pommiers canneliers sont d'encre noire. Le jardin est tout entier figé dans une immobilité de marbre. La maison de même, monumentale, funèbre. Et mon petit frère qui marchait auprès de moi et qui maintenant regarde avec insistance vers le portail ouvert sur l'avenue déserte.

Une fois il n'est pas là devant le lycée. Le chauffeur est seul dans l'auto noire. Il me dit que le père est malade, que le jeune maître est reparti pour Sadec. Que lui, le chauf­feur, a reçu l'ordre de rester à Saigon pour m'amener au lycée, me reconduire à la pension. Le jeune maître est re­venu au bout de quelques jours. De nouveau il a été à l'ar­rière de l'auto noire, le visage détourné pour ne pas voir les regards, toujours dans la peur. Nous nous sommes embras­sés, sans un mot, embrassés, là, nous avons oublié, devant le lycée, embrassés. Dans le baiser il pleurait. Le père al­lait vivre encore. Son dernier espoir s'en allait. Il le lui avait demandé. Il l'avait supplié de le laisser me garder en­core avec lui contre son corps, il lui avait dit qu'il devait le comprendre, qu'il devait lui-même avoir vécu au moins une fois une passion comme celle-ci au cours de sa longue vie, que c'était impossible qu'il en ait été autrement, il l'avait prié de lui permettre de vivre à son tour, une fois, une pas­sion pareille, cette folie-là, cet amour fou de la petite fille blanche, il lui avait demandé de lui laisser le temps de l'ai­mer encore avant de la renvoyer en France, de la lui laisser encore, encore un an peut-être, parce que ce n'était pas pos­sible pour lui de laisser déjà cet amour, il était trop nouveau, encore trop fort, encore trop dans sa violence naissante, que c'était trop affreux encore de se séparer de son corps, d'au­tant, il le savait bien, lui, le père, que cela ne se reproduirait jamais plus.

Le père lui avait répété qu'il préférait le voir mort. Nous nous sommes baignés ensemble avec l'eau fraîche des jarres, nous nous sommes embrassés, nous avons pleuré et ça a été encore à en mourir mais cette fois, déjà, d'une inconsolable jouissance. Et puis je lui ai dit. Je lui ai dit de ne rien regretter, je lui ai rappelé ce qu'il avait dit, que je partirais de partout, que je ne pouvais pas décider de ma conduite. Il a dit que même cela lui était égal désormais, que tout était dépassé. Alors je lui ai dit que j'étais de l'avis de son père. Que je refusais de rester avec lui. le n'ai pas donné de raisons.

C'est une des longues avenues de Vinhlong qui se ter­mine sur le Mékong. C'est une avenue toujours déserte le soir. Ce soir-là comme presque chaque soir il y a une panne d'électricité. Tout commence par là. Dès que j'atteins l'a­venue, que le portail est refermé derrière moi, survient la panne de lumière. Je cours. Je cours parce que j'ai peur de l'obscurité. Je cours de plus en plus vite. Et tout à coup je crois entendre une autre course derrière moi. Et tout à coup je suis sûre que derrière moi quelqu'un court dans mon sillage. Tout en courant je me retourne et je vois. C'est une très grande femme, très maigre, maigre comme la mort et qui rit et qui court. Elle est pieds nus, elle court après moi pour me rattraper. Je la reconnais, c'est la folle du poste, la folle de Vinhlong. Pour la première fois je l'entends, elle parle la nuit, le jour elle dort, et souvent là dans cette avenue, devant le jardin. Elle court en criant dans une langue que je ne connais pas. La peur est telle que je ne peux pas appeler. Je dois avoir huit ans. J'en­tends son rire hurlant et ses cris de joie, c'est sûr qu'elle doit s'amuser de moi. Le souvenir est celui d'une peur centrale. Dire que cette peur dépasse mon entendement, ma force, c'est peu dire. Ce que l'on peut avancer, c'est le souvenir de cette certitude de l'être tout entier, à savoir que si la femme me touche, même légèrement, de la main, je pas­serai à mon tour dans un état bien pire que celui de la mort, l'état de la folie. J'ai atteint le jardin des voisins, la mai­son, j'ai monté les marches et je suis tombée dans l'entrée. Je suis plusieurs jours ensuite sans pouvoir raconter du tout ce qui m'est arrivé.

Tard dans ma vie je suis encore dans la peur de voir s'aggraver un état de ma mère—je n'appelle pas encore cet état—ce qui la mettrait dans le cas d'être séparée de ses enfants. Je crois que ce sera à moi de savoir ce qu'il en sera le jour venu, pas à mes frères, parce que mes frères ne sauraient pas juger de cet état-là.

C'était à quelques mois de notre séparation définitive, c'était à Saigon, tard le soir, nous étions sur la grande ter­rasse de la maison de la rue Testard. Il y avait Dô. J'ai regardé ma mère. Je l'ai mal reconnue. Et puis, dans une sorte d'effacement soudain, de chute, brutalement je ne l'ai plus reconnue au tout. Il y a eu tout à coup, là, près de moi, une personne assise à la place de ma mère, elle n'était pas ma mère, elle avait son aspect, mais jamais elle n'avait été ma mère. Elle avait un air légèrement hébété, elle regar­dait vers le parc, un certain point du parc, elle guettait semble-t-il l'imminence d'un événement dont je ne percevais rien. Il y avait en elle une jeunesse des traits, du regard, un bonheur qu'elle réprimait en raison d'une pudeur dont elle devait être coutumière. Elle était belle. Dô était à côté d'elle. Dô paraissait ne s'être aperçue de rien. L'épouvante ne tenait pas à ce que je dis d'elle, de ses traits, de son air de bonheur, de sa beauté, elle venait de ce qu'elle était assise là même où était assise ma mère lorsque la substi­tution s'était produite, que je savais que personne d'autre n'était là à sa place qu'elle-même, mais que justement cette identité qui n'était remplaçable par aucune autre avait dis­paru et que j'étais sans aucun moyen de faire qu'elle re­vienne, qu'elle commence à revenir. Rien ne se proposait plus pour habiter l'image. Je suis devenue folle en pleine raison. Le temps de crier. J'ai crié. Un cri faible, un appel à l'aide pour que craque cette glace dans laquelle se figeait mortellement toute la scène. Ma mère s'est retournée.

J'ai peuplé toute la ville de cette mendiante de l'avenue. Toutes les mendiantes des villes, des rizières, celles des pistes qui bordaient le Siam, celles des rives du Mékong, je l'en ai peuplée elle qui m'avait fait peur. Elle est venue de partout. Elle est toujours arrivée à Calcutta, d'où qu'elle soit venue. Elle a toujours dormi à l'ombre des pommiers canneliers de la cour de récréation. Toujours ma mère a été là près d'elle, à lui soigner son pied rongé par les vers, plein de mouches.

A côté d'elle la petite fille de l'histoire. Elle la porte depuis deux mille kilomètres. Elle n'en veut plus du tout, elle; ]a donne, allez, prends. Plus d'enfants. Pas d'enfant. Tous morts ou jetés, ça fait une masse à la fin de la vie. Celle-ci qui dort sous les pommiers canneliers n'est pas en­core morte. C'est celle qui vivra le plus longtemps. Elle mourra à l'intérieur de la maison, en robe de dentelle. Elle sera pleurée.

Elle est sur les talus des rizières qui bordent la piste, elle crie et elle rit à gorge déployée. Elle a un rire d'or, à réveiller les morts, à réveiller quiconque écoute rire les en­fants. Elle reste devant le bungalow des jours et des jours, il y a des blancs dans le bungalow, elle se souvient, ils don­nent a. manger aux mendiants. Puis une fois, voilà, elle se réveille au petit jour et elle commence à marcher, un jour elle part, allez voir pourquoi, elle oblique vers la montagne, elle traverse la forêt et elle suit les sentiers qui courent le long des crêtes de la chaîne du Siam. A force de voir, peut-être, de voir un ciel jaune et vert de l'autre côté de la plaine, elle traverse. Elle commence à descendre vers la mer, vers la fin. Elle dévale de sa grande marche maigre les pentes de la forêt. Elle traverse, traverse. Ce sont les forêts pes­tilentielles. Les régions très chaudes. Il n'y a pas le vent salutaire de la mer. Il y a le vacarme stagnant des moustiques. les enfants morts, la pluie chaque jour. Et puis voici les deltas. Ce sont les plus grands deltas de la terre. Ils sont de vase noire. Ils sont vers Chittagong. Elle a quitté les pistes, les forêts, les routes du thé, les soleils rouges, elle parcourt devant elle l'ouverture des deltas. Elle prend la direction du tournoiement du monde, celle toujours loin­taine, enveloppante, de l'est. Un jour elle est face à la mer. Elle crie, elle rit de son gloussement miraculeux d'oiseau, A cause du rire elle trouve à Chittagong une jonque qui la traverse, les pêcheurs veulent bien la prendre, elle traverse en compagnie le golfe du Bengale.

On commence, on commence ensuite à la voir près des décharges publiques dans les banlieues de Calcutta.

Et puis on la perd. Et puis après on la retrouve en­core. Elle est derrière l'ambassade de France de cette même ville. Elle dort dans un parc, rassasiée d'une nourriture infinie.

Elle est là pendant la nuit. Puis dans le Gange au lever du jour. L'humeur rieuse et moqueuse toujours. Elle ne part plus. Ici elle mange, elle dort, c'est calme la nuit, «Ile reste là dans le parc de lauriers-roses.

Un jour je viens, je passe par là. J'ai dix-sept ans. C'est le quartier anglais, les parcs des ambassades, c'est la mousson, les tennis sont déserts. Le long du Gange les lépreux rient.

Nous sommes en escale à Calcutta. Une panne du paquebot de ligne. Nous visitons la ville pour passer le temps. Nous repartons le lendemain soir.

Quinze ans et demi. La chose se sait très vite dans le poste de Sadec. Rien que cette tenue dirait le déshonneur. La mère n'a aucun sens de rien, ni celui de la façon d'élever une petite fille. La pauvre enfant. Ne croyez pas, ce cha­peau n'est pas innocent, ni ce rouge à lèvres, tout ça signifie quelque chose, ce n'est pas innocent, ça veut dire, c'est pour

attirer les regards, l'argent. Les frères, des voyous. On dit que c'est un Chinois, le fils du milliardaire, la villa du Mé­kong, en céramiques bleues. Même lui, au lieu d'en être honoré, il n'en veut pas pour son fils. Famille de voyous blancs.

La Dame on l'appelait, elle venait de Savannakhet. Son mari nommé à Vinhlong. Pendant un an on ne l'avait pas vue à Vinhiong. A cause de ce jeune homme, adminis­trateur-adjoint à Savannakhet. Ils ne .pouvaient plus s'aimer. Alors il s'était tué d'un coup de revolver. L'histoire est par­venue jusqu'au nouveau poste de Vinhiong. Le jour de son départ de Savannakhet pour Vinhiong, une balle dans le cœur. Sur la grande place du poste dans le plein soleil. A cause de ses petites filles et de son mari nommé à Vinhiong elle lui avait dit que cela devait cesser.

Cela se passe dans le quartier mal famé de Cholen, chaque soir. Chaque soir cette petite vicieuse va se faire caresser le corps par un sale Chinois millionnaire. Elle est aussi au lycée où sont les petites filles blanches, les petites sportives blanches qui apprennent le crawl dans la piscine du Club Sportif. Un jour ordre leur sera donné de ne plus parler à la fille de l'institutrice de Sadec.

A la récréation, elle regarde vers la rue, toute seule, adossée à un pilier du préau. Elle ne dit rien de ça à sa mère. Elle continue à venir en classe dans la limousine noire du Chinois de Cholen. Elles la regardent partir. Il n'y aura aucune exception. Aucune ne lui adressera plus la parole. Cet isolement fait se lever le pur souvenir de la dame de Vinhiong. Elle venait, à ce moment-là, d'avoir trente-huit ans. Et dix ans alors l'enfant. Et puis maintenant seize ans tandis qu'elle se souvient.

La dame est sur la terrasse de sa chambre, elle regarde les avenues le long du Mékong, je la vois quand je viens du catéchisme avec mon petit frère. La chambre est au centre d'un grand palais à terrasses couvertes, le palais est au centre du parc de lauriers-roses et de palmes. La même différence sépare la dame et la jeune fille au chapeau plat des autres gens du poste. De même que toutes les deux regardent les longues avenues des fleuves, de même elles sont. Isolées toutes les deux. Seules, des reines. Leur disgrâce va de soi. Toutes deux au discrédit vouées du fait de la nature de ce corps qu'elles ont, caressé par des amants, baisé par leurs bouches, livrées à l'infamie d'une jouissance à en mourir, disent-elles, à en mourir de cette mort mystérieuse des amants sans amour. C'est de cela qu'il est question, de cette humeur à mourir. Cela s'échappe d'elles, de leurs chambres, cette mort si forte qu'on en connaît le fait dans la ville en­tière, les postes de la brousse, les chefs-lieux, les réceptions,. les bals ralentis des administrations générales.

La dame vient justement de reprendre ces réceptions officielles, elle croit que c'est fait, que le jeune homme de Savannakhet est entré dans l'oubli. La dame a donc repris ses soirées auxquelles elle est tenue pour que se voir puissent quand même les gens, de temps en temps, et de temps en temps aussi sortir de la solitude effroyable dans laquelle se tiennent les postes de la brousse perdus dans les étendues quadrilatères du riz, de la peur, de la folie, des fièvres, de l'oubli.

Le soir à la sortie du lycée, la même limousine noire, le même chapeau d'insolence et d'enfance, les mêmes souliers lamés et elle, elle va, elle va se faire découvrir le corps par le milliardaire chinois, il la lavera sous la douche, longue­ment, comme chaque soir elle faisait chez sa mère avec l'eau fraîche d'une jarre qu'il garde pour elle, et puis il la portera mouillée sur le lit, il mettra le ventilateur et il l'embrassera de plus en plus partout. . . et après elle rentrera à la pen­sion, et personne pour la punir, la battre, la défigurer, l'in­sulter.

C'était à la fin de la nuit qu'il s'était tué, sur la grande place du poste étincelante de lumière. Elle dansait. Puis le jour était arrivé. Il avait contourné le corps. Puis, le temps passant, le soleil avait écrasé la forme. Personne n'avait osé approcher. La police le fera. A midi, après l'arrivée des chaloupes du voyage, il n'y aura plus rien, la place sera nette.

Ma mère a dit à la directrice de la pension: ça ne fait rien, tout ça c'est sans importance, vous avez vu? ces petites robes usées, ce chapeau rose. et ces souliers en or, comme cela lui va bien? La mère est ivre de joie quand elle parle de ses enfants et alors son charme est encore plus grand. Les jeunes surveillantes de la pension écoutent la mère pas­sionnément. Tous, dit la mère, ils tournent autour d'elle, tous les hommes du poste, mariés ou non, ils tournent autour de ça, ils veulent de cette petite, de cette chose-là, pas tellement définie encore, regardez, encore une enfant. Dés­honorée disent les gens? et moi je dis: comment ferait l'in­nocence pour se déshonorer?

La mère parle, parle. Elle parle de la prostitution éclatante et elle rit, du scandale, de cette pitrerie, de ce chapeau déplacé, de cette élégance sublime de l'enfant de la traversée du fleuve, et elle rit de cette chose irrésistible ici dans les colonies françaises, je parle, dit-elle, de cette peau de blanche, de cette jeune enfant qui était jusque-là cachée dans les postes de brousse et qui tout à coup arrive au grand jour et se commet dans la ville au su et à la vue de tous, avec la grande racaille milliardaire chinoise, diamant au doigt comme une jeune banquière, et elle pleure.

Quand elle a vu le diamant elle a dit d'une petite voix:ça me rappelle un petit solitaire que j'ai eu aux fiançailles avec mon premier mari. Je dis: monsieur Obscur. On rit. C'était son nom, dit-elle, c'est pourtant vrai.

Nous nous sommes regardées longuement et puis elle a eu un sourire très doux, légèrement moqueur, empreint d'une connaissance si profonde de ses enfants et de ce qui:les attendrait plus tard que j'ai failli lui parler de Cholen.

Je ne l'ai pas fait. Je ne l'ai jamais fait.

Elle a attendu longtemps avant de me parler encore, puis elle l'a fait, avec beaucoup d'amour: tu sais que c'est fini? que tu ne pourras jamais plus te marier ici à la colonie? Je hausse les épaules, je ris. Je dis: je peux me marier par­tout, quand je veux. Ma mère fait signe que non. Non. Elle dit: ici tout se sait, ici tu ne pourras plus. Elle me re­garde et elle dit les choses inoubliables: tu leur plais? Je ré­ponds: c'est ça, je leur plais quand même. C'est là qu'elle dit: tu leur plais aussi à cause de ce que tu es toi.

Elle me demande encore: c'est seulement pour l'argent que tu le vois? J'hésite et puis je dis que c'est seulement pour l'argent. Elle me regarde encore longtemps, elle ne me croit pas. Elle dit: je ne te ^ressemblais pas, j'ai eu plus de mal que toi pour les études et moi j'étais très sérieuse, je l'ai été trop longtemps, trop tard, j'ai perdu le goût de mon plaisir.

C'était un jour de vacances à Sadec. Elle se reposait sur un rocking-chair, les pieds sur une chaise, elle avait fait un courant d'air entre les portes du salon et de la salle à manger. Elle était paisible, pas méchante. Tout à coup­elle avait aperçu sa petite, elle avait eu envie de lui parler.

On n'était pas loin de la fin, de l'abandon des terres du barrage. Pas loin du départ pour la France. Je la regardais s'endormir.

De temps en temps ma mère décrète: demain on va chez le photographe. Elle se plaint du prix mais elle fait quand même les frais des photos de famille. Les photos, on les regarde, on ne se regarde pas mais on regarde les photographies, chacun séparément, sans un mot de commen­taire, mais on les regarde, on se voit. On voit les autres membres de la famille un par un ou rassemblés. On se re­voit quand on était très petit sur les anciennes photos et on se regarde sur les photos récentes. La séparation a encore grandi entre nous. Une fois regardées, les photos sont rangées, avec le linge dans les armoires. Ma mère nous fait photographier pour pouvoir nous voir, voir si nous grandis­sons normalement. Elle nous regarde longuement comme d'autres mères, d'autres enfants. Elle compare les photos entre elles, elle parle de la croissance de chacun. Personne ne lui répond.

Ma mère ne fait photographier que ses enfants. Jamais rien d'autre. Je n'ai pas de photographie de Vinhlong, aucune, du jardin, du fleuve, des avenues droites bordées des tamariniers de la conquête française, aucune, de la mai­son, de nos chambres d'asile blanchies à la chaux avec les .grands lits en fer noirs et dorés, éclairées comme les classes d'école avec les ampoules rougeoyantes des avenues, les abat-jour en tôle verte, aucune, aucune image de ces endroits incroyables, toujours provisoires, au-delà de toute laideur, à fuir, dans lesquelles ma mère campait, en attendant, disait-elle, de s'installer vraiment, mais en France, dans ces régions dont elle a parlé toute sa vie et qui se situaient selon son humeur, son âge, sa tristesse, entre le Pas-de-Calais et l'Entre-deux-Mers. Lorsqu'elle s'arrêtera pour toujours, qu'elle s'ins­tallera dans la Loire, sa chambre sera la redite de celle de Sadec, terrible. Elle aura oublié.

Elle ne faisait jamais de photos de lieux, de paysages,. rien que de nous, ses enfants, et la plupart du temps elle nous groupait pour que la photo coûte moins cher. Les quelques photos d'amateur qui ont été prises de nous l'ont été par des amis de ma mère, des collègues nouveaux arri­vants à la colonie qui prenaient des vues du paysage équatorial, cocotiers et coolies, pour envoyer à leur famille.

Mystérieusement ma mère montre les photographies de ses enfants à sa famille pendant ses congés. Nous ne voulons pas aller dans cette famille. Mes frères ne l'ont jamais con­nue. Moi, la plus petite, d'abord elle m'y tramait. Et puis ensuite je n'y suis plus allée, parce que mes tantes, à cause de ma conduite scandaleuse, ne voulaient plus que leurs filles me voient. Alors il ne reste à ma mère que les photogra­phies à montrer, alors ma mère les montre, logiquement, raisonnablement, elle montre à ses cousines germaines les enfants qu'elle a. Elle se doit de le faire, alors elle le fait, ses cousines c'est ce qui reste de la famille, alors elle leur montre les photos de la famille. Est-ce qu'on aperçoit quel­que chose de cette femme à travers cette façon d'être? A travers cette disposition qu'elle a d'aller jusqu'au bout des choses sans jamais imaginer qu'elle pourrait abandonner, laisser là, les cousines, la peine, la corvée? Je le crois. C'est dans cette vaillance de l'espèce, absurde, que moi je retrouve la grâce profonde.

Quand elle a été vieille, les cheveux blancs, elle est allée aussi chez le photographe, elle y est allée seule, elle s'est fait photographier avec sa belle robe rouge sombre et ses deux bijoux, son sautoir et sa broche en or et jade, un petit tron­çon de jade embouti d'or. Sur la photo elle est bien coiffée, pas un pli, une image. Les indigènes aisés allaient eux aussi au photographe, une fois par existence, quand ils voyaient que la mort approchait. Les photos étaient grandes, elles étaient toutes de même format, elles étaient encadrées dans des beaux cadres dorés et accrochées près de l'autel des an­cêtres. Tous les gens photographiés, j'en ai vus beaucoup, donnaient presque la même photo, leur ressemblance était hallucinante. Ce n'est pas seulement que la vieillesse se res­semble, c'est que les portraits étaient retouchés, toujours, et de telle façon que les particularités du visage, s'il en restait encore, étaient atténuées. Les visages étaient apprêtés de la même façon pour affronter l'éternité, ils étaient gommés, uniformément rajeunis. C'était ce que voulaient les gens. Cette ressemblance — cette discrétion — devait habiller le souvenir de leur passage à travers la famille, témoigner à la fois de la singularité de celui-ci et de son effectivité. Plus ils se ressemblaient et plus l'appartenance aux rangs de la famille devait être patente. De plus, tous les hommes avaient le même turban, les femmes le même chignon, les mêmes coiffures tirées, les hommes et les femmes la même robe à col droit. Ils avaient tous le même air que je reconnaîtrais encore entre tous. Et cet air qu'avait ma mère dans la photographie de la robe rouge était le leur, c'était celui-là, noble, diraient certains, et certains autres, effacé,

Ils n'en parlent plus jamais. C'est une chose entendue qu'il ne tentera plus rien auprès de son père pour l'épouser. Que le père n'aura aucune pitié pour son fils. Il n'en a pour personne. De tous les émigrés chinois qui tiennent le com­merce du poste entre leurs mains, celui des terrasses bleues est le plus terrible, le plus riche, celui dont les biens s'étendent le plus loin au-delà de Sadec, jusqu'à Cholen, la capitale chinoise de l'Indochine française. L'homme de Cholen sait que la décision de son père et celle de l'enfant sont les mêmes et qu'elles sont sans appel. A un moindre degré il com­mence à entendre que le départ qui le séparera d'elle est la chance de leur histoire. Que celle-ci n'est pas de la sorte qu'il faut pour être mariée, qu'elle se sauverait de tout mariage, qu'il faudra l'abandonner, l'oublier, la redonner aux blancs, à ses frères.

Depuis qu'il était fou de son corps, la petite fille ne souffrait plus de l'avoir, de sa minceur et, de même, étrange­ment, sa mère ne s'en inquiétait plus comme elle faisait avant, tout comme si elle avait découvert elle aussi que ce corps était finalement plausible, acceptable, autant qu'un autre. Lui, l'amant de Cholen, il croit que la croissance de la petite blanche a pâti de la chaleur trop forte. Lui aussi il est né et il a grandi dans cette chaleur. Il se découvre avoir avec elle cette parenté-là. Il dit que toutes ces années passées ici, à cette intolérable latitude, ont fait qu'elle est devenue une jeune fille de ce pays de l'Indochine. Qu'elle a la finesse de leurs poignets, leurs cheveux drus dont on dirait qu'ils ont pris pour eux toute la force, longs comme les leurs, et surtout, cette peau, cette peau de tout le corps qui vient de l'eau de la pluie qu'on garde ici pour le bain des femmes, des enfants. Il dit que les femmes de France, à côté de celles-ci, ont la peau du corps dure, presque rêche. Il dit encore que la nourriture pauvre des Tropiques, faite de pois­sons, de fruits, y est aussi pour quelque chose. Et aussi les cotonnades et les soies dont les vêtements sont faits, toujours larges ces vêtements, qui laissent le corps loin d'eux, libre, nu.

L'amant de Cholen s'est fait à l'adolescence de la petite blanche jusqu'à s'y perdre. La jouissance qu'il prend à elle chaque soir a engagé son temps, sa vie. Il ne lui parle pres­que plus. Peut-être croit-il qu'elle ne comprendrait plus ce qu'il lui dirait d'elle, de cet amour qu'il ne connaissait pas-encore et dont il ne sait rien dire. Peut-être découvre-t-il qu'ils ne se sont jamais encore parlé, sauf lorsqu’ils s'appellent dans les cris de la chambre le soir. Oui, je crois qu'il ne savait pas, il découvre qu'il ne savait pas.

Il la regarde. Les yeux fermés il la regarde encore. II respire son visage. Il respire l'enfant, les yeux fermés il res­pire sa respiration, .cet air chaud qui ressort d'elle. .11 dis­cerne de moins en moins clairement les limites de ce corps, celui-ci n'est pas comme les autres, il n'est pas fini, dans la chambre il grandit encore, il est encore sans formes arrêtées, à tout instant en train de se faire, il n'est pas seulement là où il le voit, il est ailleurs aussi, il s'étend au-delà de la vue,. vers le jeu. la mort, il est souple, il part tout entier dans la jouissance comme s'il était grand, en âge, il est sans malice, d'une intelligence effrayante.

Je regardais ce qu'il faisait de moi, comme il se servait de moi et je n'avais jamais pensé qu'on pouvait le faire de la sorte, il allait au-delà de mon espérance et conformément à la destinée de mon corps. Ainsi j'étais devenue son enfant. Il était devenu autre chose aussi pour moi. Je commençais à reconnaître la douceur inexprimable de sa peau, . . . au-delà de lui-même. L'ombre d'un autre homme aussi devait passer par la chambre, celle d'un jeune assassin, mais je ne le savais pas encore, rien n'en apparaissait encore à mes yeux. Celle d'un jeune chasseur aussi devait passer par la chambre mais pour celle-là, oui, je le savais, quelquefois il était présent dans la jouissance et je le lui disais, à l'amant de Cholen, je lui parlais de son corps. . . de son ineffable douceur, de son courage dans la forêt et sur les rivières aux embouchures des panthères noires. . . Et parfois il prend peur, tout à coup il s'inquiète de sa santé comme s'il dé­couvrait qu'elle était mortelle et que l'idée le traversait qu'il pouvait la perdre. Qu'elle soit si mince, tout à coup, et il prend peur aussi quelquefois, brutalement. Et de ce mal de tête aussi, qui souvent la fait mourante, livide, immobile, un bandeau humide sur les

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